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Cyberpunk : Quand la dystopie devient notre réalité – Décryptage du livre d’Asma Mhalla

« Le futur est déjà là ». Cette phrase de William Gibson, figure majeure de la science-fiction cyberpunk, résonne aujourd’hui avec une acuité troublante. Dans son dernier essai coup de poing, « Cyberpunk – Le nouveau système totalitaire » (Éditions du Seuil, septembre 2025), la politologue Asma Mhalla nous confronte à une vérité dérangeante : les dystopies que nous pensions reléguer à la fiction sont devenues notre quotidien.

Asma Mhalla : Une voix essentielle pour penser le XXIe siècle

Avant de plonger dans les méandres de ce livre essentiel, arrêtons-nous sur celle qui l’a écrit. Asma Mhalla n’est pas une nouvelle venue dans le débat public. Politologue et essayiste, elle s’est imposée comme l’une des voix les plus lucides sur les enjeux technopolitiques de notre temps.

Issue d’une famille engagée dans la politique tunisienne, Asma Mhalla a d’abord évolué dans le monde de la finance avant qu’un arrêt maladie en 2016 ne la conduise à se réorienter vers ses premiers amours : la politique et l’analyse des rapports de pouvoir. Elle découvre alors les travaux du théoricien américain Bernard E. Harcourt sur la technosurveillance et se passionne pour les dynamiques de pouvoir à l’ère numérique.

Enseignante à Columbia et Sciences Po, chroniqueuse aux Échos et animatrice de l’émission « CyberPouvoirs » sur France Inter, elle a publié en 2024 un premier ouvrage remarqué, « Technopolitique : Comment la technologie fait de nous des soldats ». Avec « Cyberpunk », elle franchit un nouveau cap dans l’urgence et la radicalité de son propos.

Le Diléviathan : Anatomie d’un nouveau pouvoir

Au cœur de l’analyse d’Asma Mhalla se trouve un concept saisissant : le Diléviathan, créature à deux têtes qui incarne la fusion entre l’État et les géants de la tech. D’un côté, Donald Trump orchestre le spectacle politique et capte l’attention médiatique. De l’autre, Elon Musk et les oligarques de la Silicon Valley codent littéralement notre futur à travers leurs plateformes, leurs algorithmes et leurs infrastructures.

Cette alliance n’est pas anecdotique. Elle symbolise l’émergence d’un nouveau régime de pouvoir où la gouvernance ne s’exerce plus par les lois traditionnelles mais par le code informatique. Les mégacorporations technologiques ne se contentent plus d’influencer la politique : elles deviennent l’infrastructure même de nos sociétés.

De la démocratie à la « fluxcratie »

Mhalla introduit un autre concept clé : la « fluxcratie », ce régime où tout est mis sur le même plan dans un flux continu d’informations. Dans ce système, la distinction entre vrai et faux, entre important et futile, s’efface progressivement. Le résultat ? Un brouillage systématique des repères qui « rend le pire possible », comme l’illustre l’ascension de figures comme Trump.

Cette saturation cognitive n’est pas un accident : c’est une stratégie. « Ce siècle ne vous interdit pas de penser, il vous occupe jusqu’à ce que vous ne sachiez plus comment faire », écrit-elle avec une lucidité glaçante.

La guerre cognitive : Nouveau champ de bataille du XXIe siècle

Là où « Cyberpunk » devient véritablement inquiétant, c’est dans sa description de ce que Mhalla nomme la guerre cognitive. Il ne s’agit plus seulement d’une lutte pour le pouvoir politique traditionnel, mais d’une bataille pour la captation de nos esprits, de notre attention, de notre capacité même à penser de manière autonome.

Les armes de cette guerre sont connues :

  • Le scroll infini qui transforme notre dopamine en variable contrôlée
  • Les algorithmes de recommandation qui créent des bulles de réalité parallèles
  • La surveillance généralisée qui se fait passer pour de la personnalisation
  • L’intelligence artificielle qui promet de nous « augmenter » mais qui, in fine, nous programme

Le gaslighting géopolitique

Mhalla va plus loin en décrivant un phénomène qu’elle nomme le « gaslighting géopolitique » : cette technique de manipulation psychologique à l’échelle planétaire où les États-Unis imposent leur « régime de vérité » au reste du monde. L’Europe, selon elle, joue le rôle du « continent orphelin », subissant cette emprise sans y opposer de vision alternative.

Pourquoi ce livre résonne particulièrement avec les valeurs de 1Clusif

Chez 1Clusif, nous travaillons quotidiennement sur l’inclusion numérique, la transmission des savoirs technologiques et la construction d’un monde professionnel plus juste. Le livre d’Asma Mhalla entre en résonance directe avec nos préoccupations.

L’exclusion par la technologie

Mhalla décrit comment le système techno-totalitaire crée de nouvelles formes d’exclusion : exclusion cognitive pour ceux qui ne maîtrisent pas les codes, exclusion économique par la concentration des richesses dans les mains des oligarques de la tech, exclusion démocratique par le court-circuitage des institutions traditionnelles.

Ces exclusions font écho à celles que nous combattons : exclusions technologiques liées au manque de formation, exclusions professionnelles liées à l’âge, à l’origine ou au sexe. La différence ? Mhalla nous montre que ces exclusions ne sont pas des bugs du système, mais des caractéristiques intrinsèques du modèle techno-autoritaire en construction.

La culture hacker comme résistance

Particulièrement pertinent pour nous qui valorisons le hacker mindset et la culture open source : Mhalla appelle à une forme de résistance qui passe par la maîtrise des outils et la compréhension des systèmes. Elle propose notamment « l’art du sabotage minuscule » et « l’alliance des hackers socio-démocrates ».

Cette vision rejoint notre conviction que l’inclusion passe par l’acquisition de compétences techniques, mais aussi par une conscience critique de ce que sont réellement ces technologies et des rapports de pouvoir qu’elles véhiculent.

Manuel de survie cognitive : Les pistes de résistance

Heureusement, « Cyberpunk » n’est pas qu’un livre d’alerte. Asma Mhalla propose 13 actions concrètes pour contrer ce qu’elle appelle le « monstre dystopique ». En voici quelques-unes particulièrement éclairantes :

1. Réinvestir le réel

Face à la virtualisation totale de nos vies, Mhalla appelle à « recréer du réel » : des rencontres physiques, des espaces de discussion non médiés par les écrans, des lieux où la pensée peut se déployer hors du flux algorithmique. « La réalité devient notre poche de résistance », affirme-t-elle.

2. La déconnexion stratégique

Non pas une déconnexion totale et naïve, mais une déconnexion choisie et réfléchie pour préserver notre capacité d’esprit critique. Il s’agit de reprendre le contrôle de notre attention, cette ressource devenue plus précieuse que le pétrole.

3. De la masse à la légion

Mhalla distingue la masse passive de la légion organisée. « Ces gens-là [les fascistes] sont forts parce que nous sommes faibles, et nous sommes faibles parce que nous sommes isolés ». La résistance passe donc par la création de collectifs conscients et organisés.

4. Restaurer le charnel

Dans un monde de plus en plus dématérialisé, restaurer la dimension charnelle de l’existence devient un acte politique. Le corps, l’expérience sensible, le lien direct deviennent des formes de résistance contre la programmation algorithmique.

5. Cultiver l’esprit critique

Plus que jamais, l’éducation à l’esprit critique est essentielle. Il ne s’agit pas seulement d’apprendre à coder, mais de comprendre ce que le code fait de nous, comment il structure notre pensée et nos comportements.

L’urgence d’agir : Vers une souveraineté numérique véritable

Ce qui rend « Cyberpunk » si percutant, c’est son insistance sur l’urgence. Mhalla ne décrit pas un futur possible mais un présent en cours de cristallisation. Le basculement est en train de se produire maintenant, pendant que nous scrollons, likons et interagissons avec des systèmes conçus pour nous capter.

Pour une organisation comme 1Clusif, cela pose des questions cruciales :

  • Comment former aux technologies tout en formant à la conscience critique de ces technologies ?
  • Comment promouvoir l’inclusion numérique sans devenir complice de l’empire cognitif que décrit Mhalla ?
  • Comment utiliser les outils de la Silicon Valley pour construire des alternatives qui échappent à sa logique ?

Notre impuissance est une illusion

L’un des messages les plus puissants du livre est que notre sentiment d’impuissance est lui-même une construction. Mhalla nous rappelle que « le consentement est le fondement du pouvoir ». Si nous nous sentons impuissants face aux géants de la tech, c’est en partie parce que le système est conçu pour produire ce sentiment.

Elle écrit : « Notre impuissance est une illusion : le consentement comme fondement du pouvoir ». Cette phrase devrait résonner dans toutes les formations au numérique, dans toutes les entreprises qui se transforment, dans tous les espaces où se pense l’avenir du travail et de la société.

Conclusion : Et maintenant, que fait-on ?

« Cyberpunk – Le nouveau système totalitaire » n’est pas un livre confortable. C’est un électrochoc, un réveil brutal face à une réalité que nous préférons souvent ignorer. Mais c’est précisément cette lucidité inconfortable qui en fait une lecture indispensable.

Asma Mhalla nous dit : « Comprendrons-nous à temps ce qui se joue ? » La question n’est pas rhétorique. Elle implique une responsabilité : celle de se former, de comprendre, d’agir. Pour ceux d’entre nous qui travaillent dans le numérique, qui forment aux technologies, qui accompagnent les transformations digitales, cette responsabilité est décuplée.

Chez 1Clusif, nous croyons en l’inclusion par la technologie. Mais après la lecture de « Cyberpunk », cette conviction doit s’accompagner d’une conscience aiguë : l’inclusion numérique ne peut se faire sans une émancipation numérique. Former aux outils ne suffit pas ; il faut former à la compréhension critique de ces outils et des systèmes de pouvoir qu’ils incarnent.

Comme l’écrit Mhalla pour conclure son ouvrage : « L’unique singularité qu’il nous reste est celle de nous tenir intérieurement debout. »

C’est debout, lucides et organisés que nous devons affronter ce nouveau monde. Et c’est ensemble, en légion plutôt qu’en masse, que nous pouvons encore défendre notre liberté.


« Cyberpunk – Le nouveau système totalitaire »
Asma Mhalla
Éditions du Seuil, septembre 2025


Pour aller plus loin

Si ce livre vous a interpellé, nous vous recommandons également :

  • « Technopolitique : Comment la technologie fait de nous des soldats » d’Asma Mhalla (2024)
  • Les travaux de Bernard E. Harcourt sur la société de surveillance
  • L’écoute de l’émission « CyberPouvoirs » sur France Inter
  • La lecture des romans fondateurs du mouvement cyberpunk : « Neuromancien » de William Gibson, « Gravé sur chrome » de Bruce Sterling

Et vous, comment percevez-vous cette transformation de nos sociétés ? Quelles actions mettez-vous en place pour préserver votre autonomie de pensée à l’ère du numérique ?