Quand la responsabilité devient le cœur de l’action : « Jouer sa peau » de Nassim Nicholas Taleb
Dans un monde où les décideurs prennent rarement les risques qu’ils imposent aux autres, où les consultants théorisent sans expérimenter, et où les experts se multiplient sans jamais mettre leur crédibilité en jeu, Nassim Nicholas Taleb nous offre avec Jouer sa peau (Skin in the Game) un essai philosophique aussi dérangeant qu’essentiel.
Publié en 2018 dans la continuité du Cygne noir, cet ouvrage interroge une asymétrie fondamentale de nos sociétés : celle qui sépare ceux qui prennent les décisions de ceux qui en subissent les conséquences. Pour Taleb, cette fracture est à l’origine de nombreux dysfonctionnements organisationnels, sociaux et économiques.
L’asymétrie du risque : diagnostic d’un système malade
Le principe est simple mais radical : toute personne qui influence la vie des autres devrait partager les risques de ses décisions. Banquier qui spécule avec l’argent des autres sans risquer le sien, politicien qui vote une guerre sans envoyer ses enfants au front, consultant qui vend des stratégies qu’il n’applique jamais… Taleb met en lumière ces asymétries cachées qui gangrènent nos institutions.
Cette vision résonne profondément avec les valeurs portées dans nos organisations : la responsabilité ne peut être authentique que lorsqu’elle engage celui qui décide. Il ne s’agit pas d’un concept moral abstrait, mais d’un mécanisme concret qui assure que les acteurs économiques et sociaux supportent le coût de leurs erreurs.
« Jouez votre peau, créez une entreprise », écrit Taleb. Ce conseil, loin d’être anecdotique, rappelle que l’entrepreneuriat est peut-être l’une des dernières formes d’engagement authentique dans notre société.
De la théorie à la pratique : la sagesse de l’expérience
L’un des apports majeurs de l’ouvrage est sa critique acerbe de ce que Taleb nomme les « Intellectuels Yet Idiots » (IYI) : ces personnes éduquées, diplômées, mais dangereusement déconnectées du réel. Pour l’auteur, la connaissance acquise par l’expérience directe, en mettant sa peau en jeu, surpasse infiniment celle du raisonnement abstrait.
Cette distinction entre savoir théorique et savoir pratique fait écho à la culture du hacker mindset et de l’open source : apprendre en faisant, itérer rapidement, accepter l’échec comme source d’apprentissage. C’est précisément dans cette zone d’inconfort, où l’on risque vraiment quelque chose, que se forge une compréhension authentique du monde.
Dans un contexte d’adaptabilité organisationnelle, cette approche prend tout son sens. La dimension comportementale du Coefficient d’Adaptation – cette capacité à expérimenter, à abandonner les habitudes obsolètes et à persévérer malgré les obstacles – ne peut se développer que dans un environnement où l’échec n’est pas seulement toléré, mais assumé et partagé.
Entreprendre : l’art de jouer sa peau
L’esprit entrepreneurial trouve dans cet essai une justification philosophique profonde. L’entrepreneur, joue littéralement sa peau : son temps, son capital, sa réputation, parfois sa santé mentale. Cette exposition au risque n’est pas un défaut du système, mais sa plus grande vertu.
Taleb va plus loin : seul celui qui a quelque chose à perdre peut vraiment innover. L’innovation authentique ne naît pas des brainstormings en salle de réunion, mais de l’expérimentation directe, avec ses échecs cuisants et ses victoires inattendues. Les méthodes agiles, qui encouragent l’itération rapide et l’adaptation continue, incarnent parfaitement cette philosophie du « skin in the game ».
Pour les organisations qui cherchent à construire des collectifs durables et résilients, le message est clair : encouragez vos équipes à prendre des risques mesurés, mais partagés. Créez des environnements où l’expérimentation est valorisée, où l’échec devient un levier d’évolution plutôt qu’un motif de sanction.
Inclusion et responsabilité partagée
Un aspect moins évident mais fondamental de l’œuvre de Taleb concerne l’inclusion authentique. Quand tout le monde joue sa peau dans un collectif, les asymétries de pouvoir se réduisent naturellement. Plus personne ne peut se contenter de donner des ordres sans en assumer les conséquences.
Cette vision rejoint les principes de la gouvernance partagée : dans une organisation où chacun engage véritablement sa responsabilité, la collaboration devient une nécessité vitale plutôt qu’un vœu pieux. On ne peut plus se cacher derrière les décisions d’un comité directorial lointain.
L’inclusion, dans cette perspective, ne se décrète pas par des chartes ou des quotas. Elle émerge naturellement d’un système où chaque voix compte réellement, où chaque acteur partage les risques et les bénéfices du collectif. C’est la symétrie du risque qui crée l’égalité véritable.
Du courage de l’authenticité
Taleb affirme que « le courage est la seule vertu que l’on ne peut pas feindre ». Cette maxime résonne avec une force particulière à notre époque, saturée de communication vertueuse et de virtue signaling. Il ne suffit pas de proclamer ses valeurs : encore faut-il les incarner en prenant des risques réels.
Pour celles et ceux qui portent des projets d’accompagnement, de transmission ou de transformation organisationnelle, ce principe est une boussole précieuse. Nous ne pouvons pas accompagner authentiquement si nous ne mettons pas nous-mêmes notre peau en jeu. Le mentor qui ne pratique pas ce qu’il enseigne n’est qu’un professeur de théorie.
Organisations anti-fragiles : au-delà de la résilience
L’un des concepts les plus puissants développés par Taleb dans son œuvre (notamment dans Antifragile) est celui d’organisations qui ne se contentent pas de résister aux chocs, mais qui s’en nourrissent pour devenir plus fortes. Ces organisations anti-fragiles partagent une caractéristique : leurs acteurs jouent leur peau.
Quand une entreprise protège systématiquement ses dirigeants des conséquences de leurs décisions, elle devient fragile. À l’inverse, quand les leaders portent authentiquement les résultats – bons ou mauvais – de leurs choix, l’organisation développe une forme de robustesse évolutive.
Cette vision rejoint directement les recherches sur le Coefficient d’Adaptation : les organisations les plus adaptables ne sont pas celles qui planifient parfaitement, mais celles qui acceptent l’incertitude, expérimentent rapidement et apprennent de leurs échecs. Le « skin in the game » est le mécanisme qui permet cet apprentissage collectif.
Limites et nuances : jouer sa peau sans se sacrifier
Malgré la puissance de ses intuitions, l’essai de Taleb mérite quelques nuances. Jouer sa peau ne signifie pas se sacrifier aveuglément ni prendre des risques démesurés. L’auteur lui-même insiste sur la notion de « via negativa » : il s’agit d’abord d’éviter la ruine, la sienne et celle des autres.
Dans nos pratiques d’accompagnement, cela signifie créer des espaces d’expérimentation balisés, où l’échec est possible mais non catastrophique. Il s’agit de construire des organisations apprenantes où l’on peut prendre des risques calculés sans mettre en péril l’existence même du collectif.
Une éthique pour notre temps
Jouer sa peau n’est pas qu’un livre sur l’économie ou la gestion des risques. C’est un traité philosophique sur ce que signifie vivre de manière authentique et responsable dans un monde complexe et incertain.
Pour les entrepreneurs, les accompagnants, les formateurs et tous ceux qui construisent des projets collectifs, cet ouvrage offre un cadre de réflexion essentiel. Il nous rappelle qu’on ne peut pas déléguer la responsabilité sans déléguer aussi le risque. Que la transmission n’a de sens que lorsqu’elle s’incarne dans une pratique réelle, exposée au verdict du réel.
Dans notre recherche d’organisations plus inclusives, plus adaptables et plus humaines, le principe du « skin in the game » n’est pas qu’une règle éthique. C’est un mécanisme fondamental qui garantit l’alignement entre nos paroles et nos actes, entre nos intentions et leurs conséquences.
Comme le dit Taleb : si vous voulez vraiment changer le monde, ne vous contentez pas d’en parler. Jouez votre peau. Créez. Expérimentez. Assumez. Et surtout, partagez les risques avec ceux que vos décisions affectent.
Nassim Nicholas Taleb, Jouer sa peau : Asymétries cachées dans la vie quotidienne, 2018.
Cet article fait partie de notre série Un peu de lecture, où nous explorons les ouvrages qui nourrissent notre réflexion sur l’inclusion, l’adaptabilité et la construction d’organisations durables.
Rédigé par Jérôme Savajols