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Le Mirage du Partage
Depuis quelques années, un mot circule dans les couloirs des entreprises en transformation : la gouvernance partagée. Cette notion charme, séduit, porte la promesse d’une rupture définitive avec les hiérarchies étouffantes d’hier. Elle incarne une réaction salutaire à l’hyper-centralisation du pouvoir, une légitime aspiration à la démocratie organisationnelle.
Pourtant, il est temps de poser une question inconfortable : la gouvernance partagée est-elle vraiment la destination finale, ou simplement une étape transitoire sur le chemin de quelque chose de plus profond ?
Chez 1Clusif, mouvement humaniste dédié à l’inclusion et à la transmission, nous pensons qu’il existe une confusion fondamentale au cœur de cette notion. Une confusion qui explique pourquoi tant d’organisations adoptant la gouvernance partagée se retrouvent paradoxalement enlisées dans l’indécision, le consensus laborieux et la diffusion des responsabilités.
La véritable question n’est pas « comment partager le pouvoir ? » mais plutôt « comment libérer le potentiel de chacun au service d’une cause commune ? »
Le Dogme du Partage : Quand la Coopération Devient Prison
Coopérer pour coopérer : un objectif vide
Il existe aujourd’hui un risque majeur dans les organisations modernes : l’érection du partage en dogme. La gouvernance partagée, la coopération, l’intelligence collective — ces concepts magnifiques ont progressivement acquis un statut quasi-religieux. Critiquer cette approche, c’est courir le risque d’être étiqueté comme quelqu’un qui « ne veut pas collaborer », qui « résiste au changement ».
Mais voici la vérité simple et dérangeante : coopérer ne peut jamais être une finalité en soi. C’est un moyen, jamais une fin.
Lorsqu’une entreprise demande à ses équipes de « coopérer davantage » sans clarifier pourquoi ni vers quel objectif collectif, elle crée une forme de vide organisationnel. Un vide qui sera rapidement comblé par des réunions interminables, des consensus mous, et une responsabilité diluée au point de devenir invisible.
La raison en est psychologique et profonde. Souvent, quand les organisations imposent une culture du « travail ensemble », ce qu’elles masquent — inconsciemment ou non — c’est une peur sous-jacente. La peur de ne pas réussir seul. La peur que les silos exploseront. La peur que chacun ne cherche que son intérêt personnel. Ce qui devrait être une aspiration créative devient une réaction défensive face à l’anxiété.
Le paradoxe de la gouvernance partagée
La gouvernance partagée naît d’une intention louable : distribuer un pouvoir trop concentré, démocratiser la prise de décision. Mais elle repose sur une prémisse économique fausse : l’idée que le pouvoir dans une organisation est une ressource limitée, qui doit être partagée plutôt que concentrée.
En acceptant cette prémisse, même inconsciemment, les organisations restent prisonnières du même modèle mental que celui qu’elles tentent de quitter. Elles jouent simplement un autre jeu du même théâtre.
Le résultat ? Une culture de consensus qui s’avère être le plus puissant des freins :
- Dilution des responsabilités : Quand tout le monde décide, personne n’est vraiment responsable.
- Paralysie décisionnelle : Les réunions s’éternisent, les objections s’accumulent, l’urgence disparaît.
- Fatigue collaborative : Les équipes, épuisées par les processus décisionnels sans fin, perdent leur énergie créative.
- Stagnation : Sans vision claire ni autorité capable de trancher, l’innovation ralentit.
Nous ne disons pas cela par cynisme, mais par observation empirique. Beaucoup d’organisations ayant adopté la gouvernance partagée sans transformation véritable constatent un paradoxe : elles sont devenues moins agiles, moins innovantes, plus lentes, pas plus.
Au-Delà du Partage : Vers la Gouvernance Amplifiée
Changer la nature du pouvoir lui-même
Alors, quelle est la solution ? Changer radicalement notre conception du pouvoir.
Frederic Laloux, dans son ouvrage fondateur Reinventing Organizations, propose une vision révolutionnaire : et si le pouvoir ne devait pas être partagé ou concentré, mais transformé ?
Dans une véritable organisation humaniste, le pouvoir change de nature. Il n’est plus une ressource rare et précieuse que certains accumulent et d’autres convoitent. Il devient omniprésent et illimité.
Voici comment : imaginez une organisation où chaque collaborateur — du manager au contributeur junior — oriente ses décisions et ses actions selon un seul critère : l’alignement avec la raison d’être de l’organisation.
Dans ce contexte, le pouvoir n’est pas « délégué » par une hiérarchie lointaine. Il est inhérent à chaque acte aligné avec la mission collective. Un agent du siège qui propose une innovation servant la raison d’être dispose du pouvoir pour l’explorer. Un manager qui reconnaît l’expertise d’une junior dispose du pouvoir pour la responsabiliser. Personne n’a « pris » ce pouvoir ; il a simplement émergé, naturellement, là où il était nécessaire.
C’est cela que nous appelons une gouvernance amplifiée.
Les trois piliers de la gouvernance amplifiée
1. Une raison d’être clarifiée et partagée
Le fondement de tout est là. L’organisation humaniste ne demande pas « comment allons-nous décider ? » en premier lieu. Elle demande d’abord : « Pourquoi existons-nous ? Quel changement voulons-nous créer dans le monde ? »
Cette raison d’être n’est pas une déclaration marketing apposée sur un site. C’est une aspiration vivante, constamment réinterrogée, constamment incarnée.
Chaque décision, chaque projet, chaque allocation de ressources peut être evaluée à l’aune de cette question : « Cela sert-il notre mission d’inclusion et de transmission ? »
2. Des egos forts au service d’une cause
La gouvernance amplifiée n’est pas une gouvernance molle où chacun s’efface. C’est l’inverse. Elle demande des individus forts, confiants, capables de trancher — mais dont la force est mise au service de quelque chose qui les dépasse.
C’est le passage crucial du pouvoir « sur » (imposer sa volonté) au pouvoir « de » (réaliser une vision collective). Les egos ne disparaissent pas ; ils sont réorientés.
3. La responsabilité distribuée, non la décision distribuée
Ici réside une nuance cruciale. La gouvernance amplifiée n’implique pas que toutes les décisions soient collectives. En fait, elle reconnaît que certaines décisions doivent être rapides, unilatérales, incarnées par une personne.
Ce qui est distribué, c’est la responsabilité d’incarner la raison d’être. Chacun est responsable de ses choix face à cette question : « Ai-je agi en cohérence avec notre mission ? » Ce qui transforme complètement la dynamique. Les individus deviennent des gardiens de la raison d’être, pas des exécutants d’une politique lointaine.
Pourquoi la Gouvernance Partagée Peut Nous Égarer
L’illusion de la démocratie mécanique
Il faut reconnaître une vérité difficile : la gouvernance partagée, dans sa forme la plus dogmatique, reproduit les mêmes erreurs que la hiérarchie qu’elle prétend abolir.
Elle remplace simplement « l’autorité du patron » par « l’autorité du consensus ». Mais une forme d’autorité coercitive reste présente. Aujourd’hui, une personne qui s’oppose au consensus collectif peut se sentir exclue, irresponsable, « pas alignée avec les valeurs de l’entreprise ».
C’est une forme plus insidieuse de contrôle.
De plus, la gouvernance partagée suppose implicitement qu’une organisation bénéficie toujours de plus de temps pour les discussions approfondies. Or, le monde réel court-circuite souvent cette hypothèse. Les crises demandent des décisions rapides. L’innovation demande des risques audacieux pris par des individus qui acceptent de se mouiller. La gouvernance partagée, bien exécutée, apaise ; elle n’inspire pas.
Quand l’inclusion devient uniformité
Un dernier risque, souvent occulté : la gouvernance partagée tend vers une uniformité de pensée. Pourquoi ? Parce que le consensus récompense la convergence et pénalise la divergence. Celui qui ose proposer une voie radicalement différente, qui s’oppose pour de vraies raisons structurelles, finit par être « géré » plutôt qu’écouté.
L’inclusion humaniste, celle qu’1Clusif défend, est différente. Elle célèbre la diversité des perspectives et encourage même la dissension constructive — à condition qu’elle soit guidée par la raison d’être commune.
Vers des Organisations Réinventées : Concrètement, Comment ?
Vous vous demandez peut-être : « Comment construire concrètement cette gouvernance amplifiée ? »
D’autres organisations l’ont explorée. Voici quelques pistes :
Modèles d’inspiration
La sociocratie et l’holacratie proposent des cadres intéressants pour sortir de la hiérarchie rigide tout en évitant le chaos du consensus pur. Découvrez comment ces modèles fonctionnent et comment les adapter à votre contexte.
Les organisations opales décrites par Frederic Laloux vont encore plus loin : elles supposent une confiance radicale dans l’auto-organisation et l’intelligence collective — mais une confiance fondée sur une raison d’être claire, pas sur l’absence de structure.
Points de départ pratiques
- Clarifiez votre raison d’être : Non pas une phrase marketing, mais une conviction profonde partagée par tous.
- Identifiez les décisions vraiment critiques : Lesquelles nécessitent véritablement du consensus ? Lesquelles peuvent être prises par un individu responsable ?
- Créez de la transparence radicale : Si le pouvoir décisionnel est distribué, l’information sur laquelle reposent les décisions doit l’être aussi.
- Cultivez la responsabilité personnelle : Non pas « on a décidé ensemble », mais « j’ai pris cette décision au service de notre mission ».
- Adaptez continuellement : Aucun modèle n’est parfait. La véritable gouvernance humaniste est celle qui apprend et s’ajuste.
Conclusion : L’impasse n’est pas certaine ; La Clé l’est
La gouvernance partagée pose une impasse si elle devient une finalité dogmatique. Mais elle n’a d’impasse que parce que nous nous posons les mauvaises questions.
Chez 1Clusif, nous croyons que l’impasse n’existe que pour ceux qui restent prisonniers du même modèle mental : celui qui pense le pouvoir comme une ressource finie à se partager.
La clé du futur, c’est de transformer le pouvoir lui-même.
C’est de construire des organisations où chacun — du contributeur junior au leader senior — peut exercer pleinement son potentiel, non malgré une structure, mais grâce à elle. Des organisations où les décisions sont rapides et courageuses parce qu’elles sont guidées par une boussole commune. Des organisations où le pouvoir est amplifié, pas dispersé.
Cela exige de la clarté. De l’audace. De la confiance. Ce sont les marques des véritables organisations humanistes.
Votre organisation est-elle prête à faire ce passage ?
Ressources Complémentaires sur 1Clusif
- Quels sont les principes de la gouvernance partagée ? — Comprendre les fondamentaux avant d’aller plus loin
- Sociocratie et Holacratie : des modèles concrets — Explorer des frameworks structurés
- 1Clusif est-il un mouvement humaniste ? — Nos valeurs et notre mission
Rédigé par Jérôme Savajols