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Dans un monde où l’incertitude est devenue la norme et où la capacité d’adaptation détermine la survie des organisations, le codéveloppement émerge comme bien plus qu’une simple méthode d’apprentissage. C’est un acte de résistance contre l’individualisme, une pratique de l’intelligence collective qui répond à une question essentielle : comment grandir ensemble dans un environnement qui change plus vite que notre capacité à le comprendre ?
Repenser l’apprentissage à l’ère de l’adaptation permanente
Le codéveloppement professionnel, théorisé dans les années 1980 par les chercheurs québécois Adrien Payette et Claude Champagne, repose sur un postulat radical pour l’époque et pourtant d’une actualité brûlante : nous apprenons mieux en confrontant nos pratiques à celles de nos pairs qu’en accumulant des savoirs théoriques déconnectés du terrain.
Cette approche collaborative de l’apprentissage refuse la verticalité du « sachant » qui transmet à « l’apprenant ». Elle propose plutôt une horizontalité où chacun est tour à tour expert et apprenti, consultant et client. En cela, elle incarne profondément les valeurs d’égalité par nature et de transmission qui structurent les organisations inclusives.
Mais au-delà de la méthodologie, le codéveloppement interroge notre rapport au savoir dans un contexte de changement permanent. Comment continuer à apprendre quand les certitudes d’hier deviennent les obstacles d’aujourd’hui ? Comment développer cette plasticité cognitive qui permet de désapprendre pour mieux réapprendre ?
Les trois piliers du codéveloppement : bien plus qu’une méthode
Le codéveloppement s’articule autour de trois principes fondamentaux qui ne sont pas de simples règles de fonctionnement, mais des postures existentielles face à la complexité.
1. Le partage de connaissances comme acte politique
Dans un monde économique qui valorise la rétention d’information comme source de pouvoir, partager ses connaissances et ses erreurs est un acte subversif. C’est reconnaître que la compétition entre individus au sein d’une organisation est un jeu à somme nulle, alors que la collaboration est un jeu à somme positive.
Le partage de connaissances dans un groupe de codéveloppement va bien au-delà de l’échange de bonnes pratiques. Il s’agit de mettre en commun nos vulnérabilités, nos doutes, nos échecs – ces territoires de l’expérience que nous cachons habituellement par peur du jugement. C’est précisément dans ces zones d’ombre que se trouvent les apprentissages les plus profonds.
2. La collaboration contre la culture du héros solitaire
Le codéveloppement s’oppose frontalement à la mythologie du leader providentiel qui, seul, trouve les solutions. Il valorise l’intelligence collective comme moteur de résolution de problèmes complexes. Cette posture résonne particulièrement avec l’esprit entrepreneurial tel qu’il devrait être compris : non comme un individualisme forcené, mais comme une capacité à créer du collectif performant.
La collaboration authentique nécessite une compétence rarement enseignée : l’écoute profonde. Écouter sans chercher immédiatement à résoudre, sans juger, sans ramener la situation de l’autre à sa propre expérience. Cette qualité d’écoute, souvent développée dans les pratiques de communication non violente, est au cœur de la dimension sociale du Coefficient d’Adaptation.
3. L’innovation par l’expérimentation sécurisée
L’innovation n’est pas le résultat d’une génération spontanée. Elle émerge d’un environnement qui autorise l’expérimentation et transforme l’échec en matière première pour l’apprentissage. Le codéveloppement crée ce cadre sécurisant où l’on peut tester des hypothèses, explorer des intuitions, prendre des risques calculés.
Cette dimension expérimentale fait écho à la dimension comportementale du Coefficient d’Adaptation : la capacité à sortir des routines, à ajuster ses pratiques en fonction du contexte, à persévérer malgré les obstacles. Dans un groupe de codéveloppement, chaque session devient un laboratoire où l’on teste mentalement différentes approches avant de les déployer dans la réalité.
Le codéveloppement face aux enjeux d’inclusion
Une organisation inclusive n’est pas simplement une organisation qui fait entrer la diversité par la porte. C’est une organisation qui transforme structurellement ses modes de fonctionnement pour que chaque voix puisse s’exprimer et être entendue, indépendamment du statut, de l’ancienneté, de l’origine ou du parcours.
Le codéveloppement, par sa structure égalitaire et sa méthodologie rigoureuse, offre un cadre où les exclusions habituelles du monde professionnel peuvent être questionnées. Dans un groupe de codéveloppement bien animé, le jeune développeur récemment diplômé peut apporter un éclairage aussi pertinent que le directeur technique avec vingt ans d’expérience. L’expertise change de nature : elle n’est plus verticale mais distribuée.
Cette redistribution de la légitimité à s’exprimer sur des enjeux professionnels complexes rejoint directement la mission portée par 1Clusif : réduire les exclusions technologiques, professionnelles et relationnelles en remettant l’accompagnement et la transmission au service de l’inclusion.
Codéveloppement et résilience organisationnelle
Les organisations qui intègrent le codéveloppement dans leur culture développent une forme particulière de résilience. Face à une crise, à un changement de marché, à une disruption technologique, elles ne dépendent pas d’un petit groupe de décideurs pour trouver des solutions. Elles activent l’intelligence collective distribuée dans toute l’organisation.
Cette résilience collective est intimement liée à la dimension émotionnelle du Coefficient d’Adaptation. Un groupe qui a l’habitude de se réunir régulièrement pour travailler sur des difficultés professionnelles développe une capacité à gérer collectivement le stress, à maintenir un optimisme réaliste face aux obstacles, à rebondir après l’échec.
Les travaux de McKinsey sur l’agilité organisationnelle montrent que les entreprises qui combinent rapidité d’adaptation et stabilité relationnelle affichent une performance significativement supérieure. Le codéveloppement contribue précisément à cette équation : il accélère l’adaptation cognitive et comportementale tout en renforçant la stabilité des liens sociaux au sein de l’organisation.
Au-delà de la méthode : une philosophie de l’apprentissage
Le codéveloppement n’est pas qu’un outil de développement professionnel parmi d’autres. C’est une philosophie de l’apprentissage qui répond aux défis de notre époque. Dans un monde où les connaissances techniques sont rapidement obsolètes, où les business models sont en perpétuelle mutation, où la capacité à collaborer efficacement devient plus stratégique que le simple fait de détenir une expertise, le codéveloppement offre un cadre pour développer ce qui compte vraiment.
Il ne s’agit plus seulement d’acquérir des compétences, mais de développer des capacités méta : la capacité à apprendre rapidement, à désapprendre ce qui est devenu contre-productif, à collaborer avec des profils différents, à naviguer dans l’incertitude sans perdre son efficacité.
Ces capacités méta constituent précisément ce que mesure le Coefficient d’Adaptation dans sa dimension cognitive : la flexibilité intellectuelle, la capacité à considérer plusieurs perspectives simultanément, l’intelligence collective d’une organisation.
Intégrer le codéveloppement : par où commencer ?
Mettre en place une pratique de codéveloppement dans une organisation ne se décrète pas. Cela nécessite une préparation culturelle et méthodologique. Voici quelques principes pour démarrer :
Constituer des groupes sur la base du volontariat. Le codéveloppement ne fonctionne que si les participants sont véritablement engagés. Une participation imposée génère de la résistance et neutralise les bénéfices de la méthode.
Former des facilitateurs internes. Animer un groupe de codéveloppement demande des compétences spécifiques. Investir dans la formation de facilitateurs ou faire appel à des accompagnants externes expérimentés est essentiel pour créer un cadre sécurisant et productif.
Protéger le temps dédié. Les sessions de codéveloppement doivent être considérées comme des temps stratégiques, non comme des activités périphériques qu’on peut annuler dès qu’une urgence survient. Cette protection du temps envoie un signal clair sur la valeur accordée au développement collectif.
Documenter les apprentissages sans trahir la confidentialité. Les insights émergés d’un groupe de codéveloppement peuvent bénéficier à toute l’organisation. Il est important de trouver des mécanismes pour capitaliser ces apprentissages tout en préservant la confidentialité des situations individuelles partagées.
Connecter le codéveloppement aux autres pratiques organisationnelles. Le codéveloppement ne doit pas être une bulle isolée. Il gagne à être articulé avec d’autres pratiques comme les méthodes agiles, les rétrospectives d’équipe, ou les moments de supervision collective.
Les limites et vigilances nécessaires
Comme toute pratique collective, le codéveloppement comporte des risques qu’il faut anticiper. Un groupe peut dériver vers la complaisance où l’on se rassure mutuellement sans vraiment se challenger. Il peut aussi devenir un lieu de domination subtile où certaines voix monopolisent l’espace au détriment d’autres.
La question de la confidentialité est centrale. Dans des groupes qui mélangent des participants de différentes organisations, le risque de fuite d’informations stratégiques existe. Il est crucial d’établir dès le départ un cadre de confidentialité explicite et partagé.
Enfin, le codéveloppement peut rester stérile si les apprentissages ne se transforment pas en expérimentations concrètes. Un suivi rigoureux des engagements pris en fin de session est nécessaire pour éviter que les groupes ne deviennent de simples espaces de discussion sans impact réel.
Le codéveloppement comme infrastructure de l’adaptabilité
En définitive, le codéveloppement n’est pas une mode managériale de plus. C’est une infrastructure sociale qui permet aux organisations de développer leur capacité d’adaptation face à l’incertitude structurelle de notre époque.
Dans un contexte où les crises se succèdent, où les modèles économiques sont constamment remis en question, où la transformation digitale reconfigure en profondeur les métiers, les organisations qui survivront et prospéreront seront celles qui auront su transformer l’apprentissage collectif en avantage compétitif.
Le codéveloppement offre un cadre éprouvé pour y parvenir. Non pas comme une solution miracle, mais comme une pratique exigeante qui, sur le long terme, transforme la culture d’une organisation. Il ne s’agit pas simplement d’apprendre plus vite, mais d’apprendre différemment : ensemble, de manière distribuée, en valorisant la diversité des expériences et en faisant de la vulnérabilité partagée une force plutôt qu’une faiblesse.
Les organisations qui embrassent cette philosophie ne se contentent pas de former leurs collaborateurs. Elles créent les conditions pour que ces collaborateurs deviennent des apprenants autonomes et interdépendants, capables de naviguer dans la complexité sans attendre qu’on leur donne la solution. C’est précisément cette autonomie créative et cette interdépendance assumée qui caractérisent les collectifs résilients et performants du 21ème siècle.
Alors que nous naviguons dans une époque de mutations profondes, le codéveloppement n’est pas simplement un outil de développement professionnel. C’est une manière de construire du collectif adaptatif, de transformer l’incertitude en opportunité d’apprentissage, et de faire de l’intelligence collective la réponse à la complexité croissante de notre monde.
Rédigé par Jérôme Savajols
