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transparence radicale

Dans un monde où l’incertitude économique, écologique et géopolitique devient la norme, notre capacité à nous adapter représente un avantage décisif. Mais pour s’adapter efficacement, encore faut-il avoir une vision claire de la réalité. C’est là qu’intervient une question fondamentale : la transparence, et notamment sa forme la plus exigeante, la transparence radicale, favorise-t-elle ou entrave-t-elle notre capacité d’adaptation ?

 

Transparence et transparence radicale : de quoi parle-t-on ?

La transparence en entreprise désigne traditionnellement la mise à disposition d’informations pertinentes aux parties prenantes : comptes financiers, décisions stratégiques, critères d’évaluation. Elle répond à un principe de base : les personnes concernées par une décision ont le droit d’en connaître les fondements.

La transparence radicale pousse cette logique à son paroxysme. Popularisée par Ray Dalio, fondateur de Bridgewater Associates (l’un des plus grands fonds d’investissement au monde), elle repose sur une idée simple mais révolutionnaire : rendre accessibles toutes les informations critiques de l’organisation. 

Chez Bridgewater, pratiquement toutes les réunions sont enregistrées et accessibles à tous. Les évaluations entre collègues sont constantes et publiques. L’objectif affiché : créer un environnement où chaque décision peut être analysée et débattue sur la base de faits, et non de jeux de pouvoir.

Des entreprises françaises comme Alan ont adopté des principes similaires, rendant publics les salaires de chaque collaborateur et les critères qui les déterminent. Cette approche transforme radicalement la culture d’entreprise et les relations professionnelles.

 

Un héritage culturel du secret

Pour comprendre la révolution que représente la transparence, il faut mesurer le poids de notre héritage culturel. 

En France, parler d’argent reste profondément tabou. Nos racines catholiques ont longtemps associé l’enrichissement personnel à la cupidité. 

Notre passé paysan a ancré l’habitude de dissimuler ses économies. 

La Révolution française et ses idéaux égalitaires ont renforcé la méfiance envers l’affichage de la réussite financière.

Cette pudeur financière contraste fortement avec d’autres cultures. Aux États-Unis, discuter de son salaire est considéré comme un droit permettant de lutter contre les discriminations. 

En Scandinavie, la transparence salariale est institutionnalisée dans de nombreuses organisations. Les registres fiscaux sont même publics dans certains pays nordiques.

Étions-nous plus transparents avant ? La question mérite d’être posée autrement. Dans les sociétés traditionnelles à taille humaine, la transparence était naturelle : dans un village, chacun savait ce que gagnait son voisin. 

C’est l’industrialisation et l’anonymat des grandes organisations qui ont créé les conditions de l’opacité. Paradoxalement, nous vivons aujourd’hui dans des structures où l’information est à la fois plus abondante et plus difficile à partager.

 

La transparence nous expose-t-elle au jugement ?

L’une des résistances les plus profondes à la transparence tient à la peur du regard de l’autre. Rendre visible son salaire, ses erreurs, ses décisions, c’est s’exposer à être évalué, comparé, potentiellement critiqué.

Cette crainte n’est pas irrationnelle. L’exemple de Bridgewater illustre les dérives possibles. Dans son livre « The Fund », le journaliste Rob Copeland décrit comment la transparence radicale y est devenue un outil de contrôle et d’humiliation plutôt qu’un vecteur de confiance. Des licenciements orchestrés avec des montages vidéo des crises de larmes des salariés, un système de notation utilisé pour renforcer le pouvoir plutôt que l’équité : la transparence sans garde-fous éthiques peut devenir tyrannique.

C’est ici qu’il faut introduire une distinction essentielle entre transparence et franchise. La transparence concerne des informations factuelles : les données, les critères, les processus. La franchise implique un jugement porté sur une personne, un fait ou une situation. On peut être radicalement transparent sur les grilles de rémunération sans pour autant commenter publiquement les performances individuelles de chacun. Cette nuance est cruciale pour construire des environnements de travail à la fois ouverts et psychologiquement sûrs.

 

La directive européenne sur la transparence des rémunérations : une révolution en marche

La France s’apprête à vivre un bouleversement majeur. La directive européenne 2023/970, adoptée en mai 2023, devra être transposée en droit français d’ici le 7 juin 2026. Elle impose aux entreprises de plus de 100 salariés une transparence sans précédent sur les rémunérations.

Concrètement, les employeurs devront désormais indiquer dans leurs offres d’emploi la rémunération proposée ou une fourchette de salaire. Il sera interdit de demander aux candidats leur historique de rémunération. Les salariés pourront obtenir des informations sur les niveaux de rémunération moyens pour leur poste. Si un écart de plus de 5% est constaté entre femmes et hommes sans justification objective, l’entreprise devra le corriger.

Pour un pays où 83% des salariés considèrent que les salaires sont un sujet tabou, cette directive représente une véritable révolution culturelle. Elle inverse notamment la charge de la preuve : ce ne sera plus au salarié de prouver qu’il est discriminé, mais à l’employeur de démontrer qu’il ne pratique pas de discrimination salariale.

 

La transparence comme ingrédient essentiel de l’adaptation

Comment demander à une équipe de s’adapter si elle ne dispose pas d’une vision claire de la réalité ? 

C’est le paradoxe que rencontrent de nombreuses organisations : elles exigent de leurs collaborateurs flexibilité et réactivité tout en leur masquant les informations nécessaires pour comprendre le contexte.

Le Coefficient d’Adaptation identifie quatre dimensions essentielles de l’adaptabilité : cognitive, comportementale, émotionnelle et sociale. La transparence nourrit chacune de ces dimensions.

Dimension cognitive : pour remettre en question ses certitudes et considérer de nouvelles perspectives, il faut accéder à des informations diverses et parfois contradictoires. L’opacité verrouille la pensée ; la transparence libère la créativité.

Dimension comportementale : expérimenter de nouvelles approches nécessite de comprendre pourquoi les anciennes ne fonctionnent plus. Sans données claires sur la performance, comment savoir ce qu’il faut changer ?

Dimension émotionnelle : la confiance naît de la prévisibilité. Quand les règles du jeu sont claires et partagées, l’incertitude devient plus tolérable. La transparence réduit l’anxiété liée au non-dit.

Dimension sociale : collaborer efficacement suppose de partager une compréhension commune de la situation. Comme le souligne l’article sur l’adaptation entre résistance et soumission, l’intelligence collective ne peut émerger que si l’information circule librement.

 

L’énergie cachée de l’opacité

L’un des arguments les plus puissants en faveur de la transparence est énergétique. Maintenir des secrets organisationnels coûte cher. Il faut contrôler l’information, gérer les fuites, adapter son discours selon les interlocuteurs, surveiller ce qui se dit. Cette énergie dépensée à masquer la vérité pourrait être investie dans le débat constructif autour de faits réels.

Dans un collectif, quelle que soit sa taille, il est très difficile de cacher durablement la vérité. Les informations finissent toujours par filtrer, déformées par le prisme des rumeurs et des interprétations. Et le prix à payer quand on découvre qu’on a été trompé est extrêmement élevé : perte de confiance, désengagement, cynisme.

L’histoire nous offre de nombreux exemples de ce coût de l’opacité. Lors de la catastrophe de Tchernobyl en 1986, le refus initial des autorités soviétiques de partager les informations sur la gravité de l’accident a non seulement aggravé les conséquences sanitaires, mais a aussi durablement miné la confiance des populations. À l’inverse, la gestion transparente de certaines crises sanitaires récentes a permis des adaptations collectives plus rapides et plus efficaces.

 

Les limites et les conditions de la transparence

Prôner la transparence ne signifie pas ignorer ses risques. Une transparence mal pensée peut créer des tensions, des jalousies, une surveillance permanente qui étouffe l’initiative. L’exemple de Bridgewater montre qu’elle peut même devenir un instrument de domination.

Pour que la transparence serve l’adaptation plutôt que la paralyse, plusieurs conditions semblent nécessaires :

La sécurité psychologique d’abord. Avant de rendre les erreurs visibles, il faut avoir construit une culture où l’erreur est acceptée comme source d’apprentissage. Les méthodes agiles l’ont bien compris : les rétrospectives ne fonctionnent que si chacun peut s’exprimer sans crainte.

Des critères objectifs ensuite. La transparence sur les rémunérations n’a de sens que si elle s’accompagne de critères clairs et équitables. Publier les salaires sans expliquer ce qui les justifie ne fait qu’alimenter le ressentiment.

Une progressivité enfin. Passer brutalement d’une culture du secret à une transparence totale peut être traumatisant. L’agence Marie-Antoinette, qui a adopté la transparence des salaires après 12 ans d’existence, a enregistré des démissions dans la foulée. La transformation doit être accompagnée.

 

Transparence et gouvernance partagée

La transparence trouve son plein potentiel dans les gouvernances partagées. Quand la décision est distribuée, l’information doit l’être aussi. On ne peut pas demander à des équipes de s’auto-organiser si elles n’ont pas accès aux données nécessaires pour décider.

La méthode Scrum, par exemple, repose sur des rituels de transparence : le daily meeting où chacun partage son avancement, le backlog visible de tous, la rétrospective où les difficultés sont nommées. Cette transparence n’est pas une fin en soi, mais la condition de l’adaptation rapide.

De même, les rituels en management humaniste créent des espaces où l’information circule et où la parole se libère. Ces pratiques régulières de partage construisent progressivement une culture de transparence.

 

Un levier d’inclusion et d’équité

La transparence n’est pas qu’une question d’efficacité organisationnelle. Elle porte aussi une dimension éthique fondamentale. Les inégalités salariales prospèrent dans l’ombre. En France, les femmes cadres gagnent encore 6,9% de moins que les hommes à compétences égales. Comment lutter contre ces discriminations si personne ne peut les voir ?

La transparence des rémunérations est un outil d’inclusion. Elle permet aux personnes traditionnellement désavantagées dans les négociations salariales, notamment les femmes, de disposer d’informations pour défendre leurs droits. Elle rend visible ce qui était invisible et transforme ainsi les rapports de force.

Cette logique rejoint les valeurs fondatrices du mouvement inclusif : l’égalité par nature, la transmission des savoirs, la responsabilité partagée. La transparence n’est pas un luxe de management moderne, c’est une condition de justice.

 

Vers une culture de l’adaptation transparente

Face aux défis du 21ème siècle, nous avons besoin d’organisations capables de se transformer rapidement tout en préservant leur cohésion. Cette équation exige à la fois adaptabilité et confiance. La transparence, bien pensée, nourrit les deux.

Elle n’est pas une fin en soi, mais un moyen. Un moyen de construire cette intelligence collective qui permet de naviguer dans l’incertitude. Un moyen de réduire l’énergie gaspillée dans les jeux politiques et les stratégies d’information. Un moyen de créer les conditions d’une adaptation véritable, ni soumission ni résistance rigide, mais transformation créatrice.

Comme le soulignait Viktor Frankl dans sa réflexion sur le sens de la vie face à l’adversité, c’est dans la clarté de notre compréhension de la réalité que nous trouvons les ressources pour la transformer. La transparence radicale, avec ses exigences et ses risques, est peut-être la voie la plus directe vers cette clarté.

La question n’est donc pas de savoir si la transparence est bonne ou mauvaise, mais comment la mettre au service de l’adaptation. La directive européenne qui s’annonce va contraindre les organisations françaises à évoluer. Celles qui sauront transformer cette contrainte en opportunité, en construisant une culture de transparence authentique et bienveillante, auront un avantage décisif dans le monde qui vient.

Cet article s’inscrit dans une réflexion plus large sur le Coefficient d’Adaptation et les organisations adaptables. Pour approfondir ces concepts ou participer à la recherche collective, découvrez le podcast « Le Quotient A » qui explore ces questions avec des entrepreneurs engagés.

Rédigé par Jérôme Savajols