L’arrivée de l’intelligence artificielle marque probablement l’une des évolutions les plus marquantes qu’a vécue l’humanité. Non pas tant par sa puissance technologique que par ce qu’elle bouleverse : notre rapport millénaire au savoir et à la connaissance. Face à cette mutation, une question s’impose : que devons-nous encore apprendre, et comment ?
Quand l’imprimerie bouleversait déjà l’apprentissage
L’histoire nous offre un miroir fascinant. En 1455, lorsque Gutenberg invente l’imprimerie, il ne se contente pas de révolutionner la reproduction des livres. Il déclenche une transformation radicale de l’apprentissage lui-même. Avant l’imprimerie, savoir signifiait mémoriser. Les moines copistes détenaient le pouvoir par leur capacité à retenir et reproduire des textes. La mémoire était la compétence cardinale.
Avec l’imprimerie, cette compétence devient soudain… obsolète. Pourquoi mémoriser quand on peut consulter ?
Le livre imprimé démocratise le savoir, mais il transforme aussi radicalement ce qu’on attend d’un esprit éduqué. L’enjeu n’est plus de tout retenir, mais de savoir où chercher, comment croiser les sources, comment penser de manière critique.
Cette transition n’a rien eu de naturel. L’université médiévale, basée sur la disputatio et la récitation, a mis des siècles à s’adapter. Certains intellectuels de l’époque critiquaient même l’imprimerie comme une menace pour la vraie connaissance, celle qui devait s’incarner dans l’esprit humain.
Nous vivons aujourd’hui un bouleversement d’ampleur comparable avec l’intelligence artificielle.
L’IA : la fin du savoir comme capital ?
Pour nous, humains du XXIe siècle, l’enjeu n’est plus tant de savoir, mais d’utiliser. Cette transition est vertigineuse et déstabilisante. Elle remet en question des siècles de pratiques éducatives fondées sur l’accumulation de connaissances.
Quand une IA peut en quelques secondes générer une synthèse de n’importe quel sujet, expliquer un théorème mathématique, traduire un texte dans 50 langues ou coder une application fonctionnelle, que reste-t-il de la valeur traditionnelle du « puits de science » ?
Ceux qui s’adapteront ne seront pas ceux qui en savent le plus, mais ceux qui sauront :
- Faire des liens entre des connaissances a priori distinctes
- Poser les bonnes questions pour extraire le meilleur des intelligences artificielles
- Évaluer de manière critique les réponses générées
- Mobiliser les intelligences – humaine et artificielle – au service de la résolution de problèmes complexes
- Créer de la valeur à partir de la matière première que sont les connaissances
De fait, l’apprentissage va s’orienter vers l’acquisition de capacités à utiliser les IA et à « manager » au sein d’une équipe élargie – composée d’humains et de machines – pour mobiliser l’intelligence plus que le savoir.
L’école nous prépare-t-elle à ces exigences ?
Voici la question qui dérange : notre système éducatif est-il prêt pour cette mutation ?
Pour le moment, la mission de l’éducation reste encore fortement axée vers l’acquisition de connaissances, et le système d’évaluation valorise la restitution de ces connaissances bien plus que leur utilisation au service de la résolution d’un problème.
Certes, on favorise le travail en groupe et le mode projet. Certes, on introduit timidement la pensée critique et la créativité dans les programmes. Mais l’adaptation est si lente alors que les IA évoluent à une vitesse vertigineuse.
C’est un peu comme si, au XVIe siècle, on avait continué à former les moines copistes en leur enseignant des techniques de calligraphie de plus en plus sophistiquées, tout en ignorant l’imprimerie qui grondait à la porte.
Une mutation trop lente
Le paradoxe est saisissant : nous interdisons l’utilisation de ChatGPT dans les examens au moment même où les entreprises recrutent des profils capables de travailler efficacement avec ces outils.
Nous continuons à valoriser la mémorisation de formules mathématiques quand la vraie compétence réside dans la capacité à modéliser un problème complexe et à orchestrer différentes approches de résolution.
Nous évaluons individuellement des élèves alors que le monde professionnel exige de plus en plus de savoir collaborer dans des équipes distribuées, multidisciplinaires, où humains et IA travaillent de concert.
Rêver d’un système éducatif adaptable
Je rêve d’un système éducatif qui intègre les IA dès le plus jeune âge, non pas comme une menace à combattre ou un gadget à la mode, mais comme un partenaire d’apprentissage permanent.
Un système où l’on formerait des solutionneurs de problèmes plutôt que des puits de sciences. Des architectes de solutions plutôt que des récitants de leçons.
Ce système développerait dès l’enfance ce que j’appelle le Coefficient d’Adaptation : la capacité à modifier efficacement ses comportements, ses cognitions et ses émotions en réponse aux changements environnementaux.
Les quatre piliers d’un apprentissage adaptatif
Pour développer cette capacité d’adaptation face à l’IA, l’apprentissage devrait se structurer autour de quatre dimensions fondamentales :
🧠 Dimension Cognitive : Apprendre à apprendre avec l’IA
- Développer la flexibilité mentale pour naviguer entre différentes sources d’information
- Cultiver l’esprit critique pour évaluer les réponses générées par les IA
- Maîtriser l’art du questionnement (prompt engineering comme nouvelle littératie)
- Savoir désapprendre les connaissances devenues obsolètes
🎯 Dimension Comportementale : L’agilité expérimentale
- Tester rapidement différentes approches avec l’IA
- Itérer sans craindre l’erreur
- Ajuster sa méthode selon les résultats obtenus
- Développer une culture du prototype et de l’amélioration continue
💗 Dimension Émotionnelle : Gérer l’incertitude
- Accepter que l’IA puisse nous surpasser dans certains domaines
- Tolérer l’ambiguïté des réponses parfois imparfaites
- Maintenir sa motivation face à l’obsolescence rapide des compétences techniques
- Cultiver l’humilité intellectuelle tout en préservant la confiance en sa propre valeur
🤝 Dimension Sociale : Orchestrer l’intelligence hybride
- Collaborer efficacement dans des équipes humain-IA
- Communiquer ses besoins aux systèmes intelligents
- Savoir quand déléguer à l’IA et quand mobiliser l’intelligence humaine
- Construire des collectifs où la complémentarité homme-machine crée de la valeur
L’ingéniosité et la créativité comme nouvelles frontières
Les enjeux d’aujourd’hui et de demain mobiliseront beaucoup plus l’ingéniosité et la créativité que la simple détention de savoirs.
Face au changement climatique, nous n’avons pas besoin de plus d’experts capables de réciter les rapports du GIEC. Nous avons besoin de créatifs capables d’imaginer des solutions systémiques qui n’existent pas encore.
Face aux tensions géopolitiques, nous n’avons pas besoin de spécialistes qui connaissent par cœur l’histoire des conflits. Nous avons besoin de penseurs capables de tisser des ponts inédits entre cultures et visions du monde.
Face à l’accélération technologique, nous n’avons pas besoin de techniciens qui maîtrisent le dernier framework à la mode. Nous avons besoin d’architectes capables de concevoir des systèmes qui resteront pertinents malgré l’obsolescence des outils.
Or, l’ingéniosité et la créativité ne se transmettent pas par la leçon magistrale. Elles se cultivent par l’expérimentation, l’erreur assumée, le détour, le jeu, la collaboration interdisciplinaire.
Une histoire d’adaptation : l’exemple de la Renaissance
Encore une fois, l’histoire nous éclaire. La Renaissance n’a pas été une simple période de redécouverte des savoirs antiques. Elle a été un moment d’adaptation radicale à une nouvelle disponibilité du savoir.
Les humanistes de la Renaissance n’étaient pas forcément les plus érudits de leur époque. Ils étaient ceux qui savaient faire des liens entre des disciplines séparées : l’art et les mathématiques (Léonard de Vinci), l’astronomie et la théologie (Copernic), l’anatomie et la sculpture (Michel-Ange).
Ce qui a fait la grandeur de cette époque, ce n’est pas la quantité de savoir disponible – même si l’imprimerie l’augmentait considérablement – mais la capacité des esprits les plus brillants à orchestrer ce savoir pour créer de nouvelles synthèses, de nouvelles visions du monde.
L’IA nous place dans une situation comparable. Elle ne remplace pas l’intelligence humaine. Elle l’augmente, la démultiplie, et surtout, elle la libère des tâches de pure mémorisation et calcul pour la déployer là où elle excelle : la vision systémique, l’intuition créative, le jugement éthique, la compréhension contextuelle.
Vers des organisations apprenantes et adaptables
Cette transformation de l’apprentissage ne concerne pas seulement l’école. Elle interroge toutes nos organisations.
Les valeurs portées par le mouvement 1Clusif – transmission, responsabilité, esprit entrepreneurial, créativité – prennent tout leur sens dans ce contexte. Construire des organisations adaptables, c’est créer des environnements où l’apprentissage continu devient naturel, où l’expérimentation est encouragée, où l’intelligence collective – humaine et artificielle – peut s’exprimer pleinement.
C’est aussi reconnaître que l’adaptation n’est ni la résistance rigide (« on ne changera pas »), ni la soumission passive (« on va tout déléguer aux machines »). L’adaptation est un pas de côté, une troisième voie qui préserve ce qui fait notre humanité tout en embrassant les possibilités nouvelles.
Conclusion : l’adaptation comme compétence vitale
Alors, à l’ère de l’IA, a-t-on encore besoin d’apprendre ?
Oui, plus que jamais. Mais ce qu’on doit apprendre a radicalement changé.
Nous devons apprendre à questionner plutôt qu’à réciter.
Nous devons apprendre à relier plutôt qu’à compartimenter.
Nous devons apprendre à créer plutôt qu’à reproduire.
Nous devons apprendre à collaborer – avec les humains et les machines – plutôt qu’à performer individuellement.
Nous devons apprendre à nous adapter – encore et toujours – plutôt qu’à nous figer dans nos certitudes.
Cette capacité d’adaptation, ce Coefficient d’Adaptation dont nous parlons, n’est pas un luxe réservé à quelques-uns. C’est la compétence vitale du XXIe siècle. Pour tous. Dans tous les domaines.
Il est temps que notre système éducatif le reconnaisse et s’adapte lui-même. Il est temps que nos organisations en fassent un axe stratégique de développement. Il est temps que nous, individuellement, acceptions de devenir des apprenants permanents dans un monde en mutation constante.
Car comme le disait Darwin – et cette citation prend tout son sens à l’ère de l’IA – « Ce n’est pas l’espèce la plus forte qui survit, ni la plus intelligente, mais celle qui s’adapte le mieux au changement. »
Cet article s’inscrit dans une réflexion plus large sur l’adaptabilité organisationnelle et individuelle. Si vous souhaitez approfondir ces questions ou contribuer à une recherche collective sur le Coefficient d’Adaptation, n’hésitez pas à découvrir notre étude en cours.
Rédigé par Jérôme Savajols