Un Piège Invisible
Imaginez une organisation ayant généreusement adopté la gouvernance partagée. Plus de hiérarchie rigide. Plus de patron lointain imposant ses décisions. Tous les collaborateurs ont une voix égale dans les prises de décision. Théoriquement, c’est l’utopie démocratique.
Et puis, après quelques mois, quelque chose se distord. Les réunions deviennent des champs de bataille invisible. Une personne se sent « opprimée » par les autres et se positionne en victime. Un autre « impose ses idées » et joue le rôle de persécuteur. Un tiers se précipite pour « sauver » tout le monde, proposant des solutions sans avoir réellement écouté.
Le pouvoir change de forme, mais pas de nature.
Ce qui s’est produit ? L’émergence involontaire du Triangle de Karpman — un modèle psychologique fondamental qui montre comment les groupes humains créent des dynamiques de conflit même lorsque les structures formelles disparaissent.
Chez 1Clusif, mouvement humaniste dédié à l’inclusion et à la transmission, nous savons que comprendre ce triangle n’est pas une curiosité académique. C’est la clé pour construire des organisations où l’égalité n’est pas un slogan, mais une réalité vécue.
Qu’est-ce que le Triangle de Karpman ? Au-delà de la Simplification
Les trois rôles et leur psychologie profonde
Le Triangle de Karpman, identifié par le psychologue Stephen Karpman, décrit trois rôles interpersonnels récurrents :
1. La Victime Ne confondez pas la victime psychologique avec une personne ayant réellement subi une injustice. La personne en rôle de victime se perçoit comme impuissante, opprimée, dépourvue de ressources. Cruciale distinction : elle a internalisé son impuissance. Elle attend qu’on la sauve.
C’est la personne qui dit : « Personne ne m’écoute jamais. Mes idées ne comptent pas. Je ne peux rien faire contre la majorité. »
2. Le Persécuteur C’est la personne qui se positionne comme détentrice du pouvoir, de la raison, de l’autorité morale. Elle impose ses idées, elle tranche, elle contrôle. Elle peut le faire ouvertement ou, dans les environnements démocratiques, plus subtilement : par la rhétorique, par l’expertise qu’elle brandît, par son charisme.
C’est celui qui dit : « Il faut arrêter de discuter. Voici ce qu’il faut faire. » Et qui, inconsciemment, écrase les voix alternatives.
3. Le Sauveur Celui-ci joue un rôle particulièrement trompeur. Il se positionne comme celui qui va « fixer » le problème, apporter la solution, résoudre le conflit. Souvent de bonne foi. Mais en le faisant, il maintient les deux autres dans leurs rôles : la victime devient dépendante du salut, le persécuteur peut continuer car le sauveur absorbe l’attention.
Il ou elle propose continuellement des processus pour « régler les choses », il devient le médiateur permanent, il s’autoproclamme guardian des valeurs collectives.
Ce qui rend ce triangle vraiment problématique
Trois éléments clés rendent le triangle de Karpman particulièrement insidieux dans les organisations modernes :
1. L’interchange perpétuel des rôles Les individus ne restent pas fixés dans leurs rôles. Au sein d’une même réunion, la victime peut soudainement se transformer en persécuteur (« Vous ne m’avez jamais écoutée, et maintenant j’impose MA vision »). Le sauveur peut devenir victime (« Je fais tout et personne ne m’en remercie »). C’est un carrousel émotionnel qui crée une confusion permanente.
2. L’invisibilité du système Contrairement à la hiérarchie formelle où le pouvoir est clairement identifiable, le triangle de Karpman fonctionne dans l’ombre. Les gens le nient. « Non, ce n’est pas ça », dit la personne qui joue le persécuteur. « Je fais juste ce qui est meilleur pour tous. »
3. La compatibilité avec les valeurs progressistes C’est particulièrement pervers : le triangle prospère d’autant plus dans les organisations humanistes. Pourquoi ? Parce que la culture de bienveillance crée un espace où les rôles sont masqués sous des intentions généreuses. Le sauveur devient un héros, la victime devient « quelqu’un qui a besoin de soutien », le persécuteur devient « quelqu’un de passionné ».
Le Triangle de Karpman dans les Gouvernances Distribuées : Cas d’Usage Concrets
Scénario 1 : Le Conseil de Gouvernance Partagée
Imaginez une start-up ayant adopté la holacratie. Lors d’une réunion de cercle, un contributeur junior propose une approche novatrice pour un processus. Immédiatement, une senior intervient : « Nous avons essayé ça il y a deux ans. Cela ne fonctionne pas. »
Rôles activés :
- Le junior devient victime (« Ma voix est écrasée par l’expérience »)
- La senior joue le persécuteur (« Je sais mieux »)
- Un tiers intervient comme sauveur (« Pourquoi ne pas créer un groupe de travail pour explorer l’idée ? »)
Résultat ? Le sujet est dilué dans un comité. L’énergie créative de l’innovation s’est dissipée. Et la perception de chacun se renforce : le junior pense que son avis compte vraiment ? La senior croit avoir protégé le groupe. Le sauveur se sent utile.
Scénario 2 : Le Paradoxe de l’Inclusion
Une organisation humaniste lance un programme d’inclusion pour « donner une voix à ceux qui ne sont pas écoutés ». Paradoxalement, c’est l’occasion parfaite pour que le triangle émerge.
Rôles activés :
- Les « minorités oubliées » deviennent victimes (c’est leur position de départ)
- Les anciens détenteurs du pouvoir deviennent persécuteurs (même s’ils ne font rien)
- Les champions de l’inclusion deviennent sauveurs (« Nous allons réparer cela »)
Résultat ? Un système de représentation qui reproduit finalement la même dynamique : il y a d’un côté les « sauvés » et de l’autre les « sauveurs ». La véritable inclusion, celle où chacun est responsable, n’émerge jamais.
Scénario 3 : Le Burn-out du Collaboratif
Une équipe adopte la prise de décision par consensus. Louable intention. Mais voici ce qui se passe réellement :
Rôles activés :
- Ceux qui n’aiment pas la décision deviennent victimes (« Nos voix n’ont pas compté »)
- Ceux qui ont poussé la décision deviennent persécuteurs (« Nous avons imposé notre vision »)
- Les facilitateurs deviennent sauveurs (« Relançons une nouvelle ronde de discussions »)
Résultat ? Des réunions interminables. Une fatigue collaborative écrasante. Et paradoxalement, une moins bonne prise de décision car elle est le résultat d’épuisement, pas de clarté.
Pourquoi les Méthodes Agiles Seules Ne Suffisent Pas
Pourquoi ? Parce que le triangle de Karpman ne fonctionne pas au niveau des processus. Il fonctionne au niveau des dynamiques psychologiques inconscientes.
Le leurre des rétrospectives
Une rétrospective agile demande : « Qu’avons-nous bien fait ? Qu’avons-nous mal fait ? Qu’allons-nous améliorer ? »
Mais imaginez une victime du triangle participant à cette rétrospective. Va-t-elle dire : « J’ai joué le rôle de victime et j’ai réellement sabotage notre collaboration » ? Non. Elle dira : « Je ne me suis pas senti écouté. »
Va-t-elle reconnaître son rôle dans le maintien du triangle ? Rarement.
Les processus agiles optimisent la surface, pas le cœur.
L’illusion de la responsabilisation
Les méthodes agiles parlent beaucoup de « responsabilisation ». Mais qu’est-ce que cela signifie vraiment dans le triangle ?
Si j’accepte « ma responsabilité » en tant que victime, suis-je vraiment responsable, ou suis-je simplement culpabilisée ? Si le persécuteur accepte « sa responsabilité », va-t-il réellement changer son comportement, ou va-t-il simplement mieux le justifier ?
La responsabilisation doit être ancrée dans quelque chose de plus profond : une raison d’être partagée et une conscience de son propre fonctionnement.
La Communication Non-Violente : Le Chemin Vers la Sortie
Si les méthodes agiles seules ne suffisent pas, qu’est-ce qui fonctionne réellement ?
Une réponse réside dans la Communication Non-Violente (CNV) de Marshall Rosenberg, un modèle profondément humaniste qui s’oppose diamétralement à la dynamique du triangle de Karpman.
Les quatre composantes de la CNV
La CNV repose sur quatre mouvements simples mais profonds :
1. Observation sans jugement Au lieu de dire « Tu m’oppresses », je dis : « Quand tu as parlé lors de la réunion, je ne suis pas intervenu. »
Pourquoi cela brise le triangle ? Parce que j’abandonne le rôle de victime. Je cesse de me positionner comme opprimée. Je décris simplement la réalité objective.
2. Identification du sentiment Au lieu de blâmer, je révèle ce que je ressens : « Je me sens frustré. »
Pourquoi c’est radical ? Parce que la frustration est ma responsabilité, pas celle de l’autre personne. Elle ne m’a pas « rendu » frustré. Ma frustration émerge de mes propres besoins non satisfaits.
3. Expression des besoins Au lieu d’accuser, je clarifie ce qui me manque : « J’ai besoin que mes idées soient entendues et considérées sérieusement. »
Pourquoi cela désarme le persécuteur et le sauveur ? Parce que je prends la responsabilité de mes propres besoins. Je ne demande pas qu’on me sauve. Je clarifie mon besoin et j’invite l’autre à collaborer.
4. Demande claire Au lieu de lamenter, je demande spécifiquement : « Pourrais-tu me donner 10 minutes pour exposer mon idée complètement avant de la critiquer ? »
Pourquoi cela change tout ? Parce que je passe du rôle de victime attendant d’être sauvée, au rôle d’acteur responsable, à la demande claire.
Lire aussi : Communication Non Violente de Marshall Rosenberg — Le pilier des gouvernances partagées
Comment la CNV démantèle le triangle
Voici le génie de la CNV : elle rend impossible le maintien du triangle.
Si tout le monde utilise la CNV, voici ce qui devient impossible :
- Pas de victimes (on exprime ses besoins, on ne lamante pas)
- Pas de persécuteurs (on écoute les besoins des autres au lieu d’imposer)
- Pas de sauveurs (on invite l’autre à être responsable de ses propres solutions)
À la place, il y a un dialogue authentique entre des personnes responsables de leurs propres besoins et désireuses de collaborer.
En savoir plus : Écoute empathique et Communication Non-Violente
Au-Delà de la CNV : La Raison d’Être Comme Boussole
Mais la CNV, même puissante, n’est pas suffisante si elle n’est pas ancrée dans quelque chose de plus large : une raison d’être partagée claire.
Pourquoi ? Parce qu’il est possible d’être « non-violent » tout en restant dysfonctionnel. On peut exprimer ses besoins de manière empathique et civilisée… tout en servant une cause personnelle plutôt qu’une mission collective.
Comment la raison d’être interrompt le triangle
Imaginez une organisation où chacun connaît et incarne vraiment la raison d’être collective.
Maintenant, quand le triangle commence à émerger :
- La victime demande : « Ce rôle sert-il notre raison d’être ? »
- Le persécuteur demande : « Mes actions alignent-elles notre collectif avec notre mission ? »
- Le sauveur demande : « Suis-je vraiment utile, ou suis-je en train de maintenir la dépendance ? »
Et dans chaque cas, la réponse est non. Le rôle s’effondre.
Pourquoi ? Parce que le triangle prospère dans le vide moral et collectif. Mais quand il y a une direction claire, une raison d’être viscérale, les rôles dysfonctionnels deviennent visibles comme ce qu’ils sont : des distractions de la mission.
Découvrez : Humanisme dans l’Entreprise — Placer les êtres humains au cœur de vos décisions
Construire une Gouvernance Vraiment Distribuée : Au-Delà du Triangle
Voici les étapes concrètes pour créer une gouvernance distribuée qui dépasse le triangle de Karpman :
1. Clarifier et incarner la raison d’être
Comme nous l’avons exploré dans nos articles précédents, la raison d’être doit être bien plus qu’une déclaration. Elle doit être une réalité vivante, constamment référencée, constamment vérifiée.
Question directrice dans chaque interaction : « Cela sert-il notre raison d’être ? »
2. Former à la Communication Non-Violente
Non pas comme une compétence optionnelle, mais comme un langage collectif. Les organisations humanistes qui réussissent investissent dans cela massivement.
Pourquoi ? Parce que la CNV n’est pas qu’une technique de communication. C’est une philosophie de la responsabilité individuelle — chacun est responsable de ses propres besoins, de ses propres sentiments, de ses propres demandes.
3. Créer de la transparence radicale
Si l’information circule librement, le triangle a beaucoup moins de terrain où prospérer. Les victimes ne peuvent pas se sentir « exclues de l’information ». Les persécuteurs ne peuvent pas imposer leur vision par manque de données. Les sauveurs doivent confronter la réalité plutôt que des fantasmes sur ce qui « se passe vraiment ».
4. Valoriser l’inconfort et la dissension
Le triangle aime le consensus faux. Il aime les apparences de l’harmonie masquant la dysfonction.
Les organisations humanistes vraies célèbrent la dissension productive. Elles demandent : « Qui a une préoccupation ? » plutôt que « Est-ce que tout le monde est d’accord ? »
La différence ? Énorme. La première invite au pouvoir. La seconde invite à l’obéissance.
Lire aussi : Principes de la gouvernance partagée — Transparence, confiance et responsabilité
5. Structurer sans hiérarchie n’est pas supprimer la structure
La sociocratie, l’holacratie et d’autres modèles distribuées proposent une vraie structure — des rôles clairs, des responsabilités définies, des processus transparents.
Cela n’est pas une hiérarchie, mais c’est une structure.
Et cette structure est cruciale pour éviter le chaos où le triangle prospère.
En savoir plus : Sociocratie — Redéfinir la gouvernance pour un fonctionnement optimisé
Conclusion : Le Triangle Comme Miroir
Le triangle de Karpman, finalement, n’est pas une malédiction. C’est un miroir.
Il nous montre où nous en sommes comme collectif. Il nous montre où nous avons encore des peurs non résolues, des besoins non exprimés, des missions non claires.
Les gouvernances distribuées qui réussissent ne sont pas celles qui nient le triangle. C’est celles qui le reconnaissent et le dépassent consciemment, en déploiant trois outils puissants :
- Une raison d’être cristalline qui transcende les jeux de pouvoir
- Une communication humaniste (CNV) qui rend les besoins visibles et honnêtes
- Une responsabilité individuelle où chacun accepte de se voir clairement
À 1Clusif, nous croyons que c’est cela, l’inclusion véritable. Pas l’absence de structure ou de pouvoir. Mais la présence de personnes responsables, communicant avec honnêteté, guidées par une mission collective qui les dépasse.
Votre organisation est-elle prête à regarder son miroir en face ?
Ressources Complémentaires sur 1Clusif
- Communication Non-Violente — Le pilier des gouvernances partagées — Comprendre le framework qui désarme le triangle
- Les 5 étapes clés pour une Communication Non-Violente efficace — Pratiquer concrètement
- Écoute empathique — Essentielle à la CNV — La fondation du dialogue humaniste
- Principes de la gouvernance partagée — Comprendre le cadre plus large
- Sociocratie : Redéfinir la gouvernance — Un modèle structuré qui prévient les pièges
- Humanisme dans l’Entreprise — Les principes fondamentaux
- 1Clusif — Mission d’inclusion et de transmission